Faire un don

lundi, mai 04, 2020

Memento mori




         



   Ce récit est pour moi seul. Seul pour tourner le dos à ce qui empêche de (se) faire face. Seul pour ne plus entendre ce que toutes nos voix taisent ensemble. J'en écris les premières lignes au déclin de l'année. Cette conjonction ne doit rien au hasard. Dehors, le vivant s'est dépouillé des signes de la vie. Une immobilité froide et brumeuse enserre le rivage.
   La lumière, jour après jour, s'intériorise. Elle sombre dans une profondeur où la plupart ne voient que désolation, anéantissement, obscurité tombale. Ce ne sont là que les premières marches basses d'un escalier aux volées nombreuses, et chacune d'elles, en nous distançant intérieurement des apparences, nous réconcilie, pas à pas, avec le mysterium du réel.
   Je suis natif de cette saison où le jour, cédant à la nuit, invite à d'hivernales métamorphoses. Ce qui s'achève me somme d'en faire autant. Ce qui finit irradie d'une totalité lumineusement sombre, obscurément vivifiante, déjà enceinte d'une nouvelle métamorphose.
   On s'y délivre enfin de cette étreinte possessive - une avidité qui s'évide - de ce qui s'est longtemps rêvé en nous sous le leurre d'un astre fixe.
   "Je suis à la recherche de l'homme des pouvoirs premiers", écrivait Ramuz. Je préfère aller à la rencontre des pouvoirs premiers des lieux.  Il y a sur le rivage atlantique un froid vigilant de l'esprit qu'aucun homme ne saurait éveiller en moi.
  C'est là, à l'écart des pas, loin des sentiers, là où la vague efface mes empreintes sur le sable, que je veux marcher. La plage est vaste. Je suis seul. L'aube vient.

Extrait de "Memento mori" Editions Les Petites Allées (à paraître)
Photo: Jacques Mataly

samedi, avril 27, 2019

Le temps selon Strauss




LE JEUNE HOMME - Botho Strauss (extrait)
Traduction: Claude Porcell


"Le temps le temps le temps. Combien de fois les enfants dans la rue me demandent l'heure. Mais je suis comme eux, je ne vis pas en fonction de l'heure et n'ai pas de montre sur moi. Ils calent leur vélo au bord du trottoir et posent la question avec une gentillesse émerveillée, le regard ailleurs, comme s'ils venaient d'un monde lointain et ne faisaient que passer près de nous. Leur question monte aussi d'une incertitude qui ne se limite pas à l'emploi du temps. Que nous autres, citadins, ayons pris l'habitude de ne presque plus jamais regarder l'autre dans les yeux, de faire attention à lui le moins possible, semble troubler ces enfants-là. Ils voient bien que leur élément naturel, sans lequel ils n'arriveront à rien, cette aimable curiosité, n'a guère cours autour d'eux. C'est contre cela qu'ils réagissent, et ils interrogent les gens au bord de leur parcours; ils ont besoin d'effleurer un inconnu, ne fût-ce que pour l'entendre leur donner l'heure. "Vous avez l'heure, s'il vous plaît?".

Photo: "VOLTA" Gabrielle Duplantier, Editions Lamaindonne

mercredi, décembre 05, 2018

Solitude en solitaire





     C'est pour être seul - et recouvrer avec la solitude, une plus ample respiration -, que je suis allé au nord-ouest de l'Ecosse, cette année-là. C'est pour faire en ma compagnie un bout de chemin hors de moi-même, c'est pour retrouver un état de "vacance" que j'ai pris, un matin de printemps, la route la plus longue à travers les Hautes-Terres en direction des Hébrides intérieures, jusqu'à l'île de Skye.


     L'endroit m'était inconnu. Ma destination, la Black Cuillin, une chaîne volcanique, connue pour sa roche noire plutonique, le gabbro, était uniquement accessible à pied. Sitôt arrivé, je tournai le dos aux habitations, quittai les sentiers, et marchai en direction des montagnes. Le contenu de mon sac à dos m'assurait une autonomie d'une dizaine de jours.


     J'avançais sans m'attarder tout en prenant mon temps. Je ne quittais pas les parois rocheuses des yeux. Un soir, j'installai ma tente en face du Blà Bheinn, la montagne bleue, une levée puissante de roche, charbonneuse d'apparence, aux profondes entailles. Vers dix-neuf heures, en mai, lorsque qu'un arriéré de soleil effleure les reliefs, on peut y voir les traits clairement dessinés, le visage au repos, d'un vénérable mage chinois. Ses yeux sont fendus, ses cernes apparents, le nez long et mince est prolongé d'une fine barbe filamenteuse qui se perd parmi les sillons de la roche.


     Sa joue gauche s'incline dans la paume de sa main. Il médite. Il veille. Je me suis demandé quelle était la nature d'un si profond recueillement. Elle m'a paru immémoriale, primordiale: essentielle car distante du monde humain, infiniment éloignée des pensées effrénées des hommes et de leur cœur intranquille.


     L'inertie du minéral est un feu froid; qui en contemple la flamme immobile découvre en soi la force sombre qu'elle attise. Ce n'est pas un foyer auprès duquel on trouvera humainement à se réchauffer, mais pour qui pratique la solitude en solitaire, cela ravivera en soi un centre irradiant de concentration et de lucidité des plus familiers.


     "Bien qu'aucun homme ne puisse voir à travers elles, écrit Hugh MacDiarmid, [...] ces pierres nues me ramènent à la réalité. J'en prends une et je tiens dans la main, le commencement et la fin du monde."




Notes: Hugh MacDiarmid "Un enterrement dans l'île" (Editions Les Hauts-Fonds, traduction de Paol Keineg)





jeudi, décembre 14, 2017



   Dans mon cheminement, Minuit en mon silence se tient à la croisée de plusieurs genres littéraires explorés jusqu'ici: le roman, le poème, et ce que, faute d'un autre terme, je décrirais comme un moment nocturne de la parole. Une parole qui se veut d'abord fidèle à une expérience intérieure, comme une nuit blanche qui mène, celui qui veille seul dans l'obscurité, jusqu'à une heure frontalière de son être.

   Ce texte est une méditation à la fois sur la passion et la dépassion amoureuse.

   C'est une lettre posthume de ma jeunesse, une salutation à Alain-Fournier, et la confidence nocturne de Werner Heller, un lieutenant prussien, qui, quelques heures avant de retourner au front, adresse une lettre testamentaire à la dernière femme qu'il a aimée.

   On oppose souvent l'amour à la guerre. Mais c'est oublier qu'on approche également d'une ligne de feu dans l'amour, d'un front intérieur, où les blessures, pour être invisibles, n'en sont pas moins réelles.  Je pense à Vladimir Holan, le poète tchèque, qui écrivait: "Nous vivons dans un monde sans amour pour la simple raison peut-être que nous craignons la cruauté de l'amour". Werner Heller, le soldat prussien, dit une chose presque similaire quand, au terme de sa lettre, il livre cet aveu:

    " L'amour n'est pas une terre d'asile, le séjour heureux des amoureux. C'est une île violentée des éléments, un roc cabré comme un lièvre sous la serre d'un haut vent de proie, un climat où la lumière des fontes et la nuit du gel se livrent à mains nues un combat sans issues. Qui peut vivre ici sans périr à lui-même?"

   Mais le meilleur résumé, sans doute, que je peux offrir de Minuit en mon silence, c'est un dialogue dans un rêve, il y a quelques mois, qui me l'a donné.
   - "Qu'est-ce que l'amour?", demandait une voix dans ce rêve.
   Et une autre voix répondait: 
   - "C'est un échec qui a réussi".

Illustration: Sophie Lécuyer

mercredi, mai 04, 2016

Le premier monde



"On dit que les premières années de l'enfance sont les plus importantes, celles qui déterminent le reste de l'existence. On dit sans doute vrai, mais on ne vous dit pas pourquoi c'était important. Ce n'était pas d'être un enfant qui était important dans mon enfance, c'était autre chose. Je ne sais plus ce que c'était. Les jeux d'enfants m'intéressaient peu. J'aimais ce qui était silencieux, ce qui ne parlait pas. Les arbres, la neige, la pluie, la brume, le vent. Je crois que c'était ça le plus important. Un monde qui ne parlait pas. Un monde d'avant la parole. Un monde sans le bruit de l'homme. Un premier monde. Le monde des commencements, le monde silencieux des premières neiges, de la fonte printanière des lumières, de la fraîcheur tombale des forêts d'été, le monde aux sombres tonales venteuses des nuits d'automne. C'était ça mon premier langage."

Extrait de La vie posthume d'Edward Markham
Photo: L'enfance d'Ivan d'Andréï Tarkovski

dimanche, août 02, 2015

L'autre femme



Une femme invisible se pense en chaque homme. C'est, dans notre existence ordinaire, une autre vie en dormance. Qu'elle affleure notre conscience et, aussitôt, notre sommeil se surnage et flotte, à demi-éveillé, sur le courant d'une plus haute nuit. Le visage sans visage de cette femme est en nous, haut penché sur notre profondeur, comme cet arrière-fond caché du ciel où, sans pourtant le voir, nous sentons dans notre regard palpiter un cosmos. Son silence submerge des immensités. Son incandescence, pour nous lointaine, transperce la béance de l'espace et, nous touchant enfin, fond la glace qui durcissait nos rives.
  Les anciens la vénérèrent sous le nom d'Isis et gravèrent, à Saïs, cette formule sur le pavé de son temple: Je suis tout ce qui a été, qui est, et qui sera. Nul d'entre les mortels n'a encore soulevé mon voile. Beethoven la fit encadrer et l'avait sous les yeux quand il s'installait à son bureau. Quelques poètes et adeptes approchèrent des mystères qui la voilaient. Certains se réclamèrent de son ordre, d'autres en reçurent une vision. Leurs noms comme leurs œuvres sont toujours célébrés, et justement.
  C'est pourtant vers une figure marginale de la poésie, vers celui que ses amis surnommaient "le capitaine", ce "cher Hencke", c'est vers Hendrik Cramer que je reviens invariablement, et le plus pensivement, lorsque le voile de la vision semble s'aviver sous le frémissement d'un souffle. En décembre 1941, les Cahiers du Sud publièrent deux de ses textes, les derniers imprimés du vivant de Cramer, avant sa disparition, trois ans plus tard, dans un camp de concentration. Théâtre, le second de ces deux contes, débutent par une évocation saisissante:
  Au-dedans de la terre, sous les pas de chacun de nous, habite une femme qui a vécu d'innombrables vies. Elle repose telle un bloc noir dans la crypte du sommeil. Sa respiration est imperceptible comme celle des plantes, celle de l'espace. Sa vie n'a peut-être ni plus ni moins de réalité que la vie apparente d'une statue couchée qui exprime notre conscience la plus profonde. [...]
  La femme est allongée dans l'abîme comme une dormeuse éveillée. Son sommeil est veille, sa veille sommeil. Nous sentons que ses yeux mi-clos cachent le secret de notre être, mais qu'il ne nous est pas donné, au moins durant la vie, de lire en eux.
  La limpidité impénétrable de ces images transfuse l'esprit d'une transe éveilleuse. Il faut les contempler à intervalles irréguliers pour que leur pouvoir évocateur ne se corrompt. En elles, la calme étendue d'une mémoire primordiale, soumise à leur influence, semble s'ouvrir à notre regard intérieur. Un souvenir y somnole encore. Les contours d'un visage se précisent; puis, un regard lentement apparaît et trouve le nôtre avec la force d'une révélation.
   En chaque homme règne une nuit secrète.
  La vision de Cramer se surimpressionne, dans mon esprit, aux formules alchimiques latines que Jung grava de sa main sur une pierre en grès et qu'il éleva, pour son soixante-quinzième anniversaire, devant sa tour, à Bollingen. Y transparaît au grand jour, cette même tonalité secrète, cette vie obscurée qui, dans l'homme, prend le visage lumineux, parmi toutes les femmes, d'une seule femme:
  Je suis orpheline, seule; cependant on me trouve partout. Je suis Une, mais opposée à moi-même. Je suis à la fois "adolescent" et "vieillard". Je n'ai connu ni père, ni mère parce que l'on doit me tirer de la profondeur comme un poisson ou parce que je tombe du ciel comme une pierre blanche. Je rôde par les forêts et les montagnes, mais je suis cachée au plus intime de l'homme. Je suis mortelle pour chacun et cependant la succession des temps ne me touche pas.
  En chaque homme est une intensité errante qui recompose, femme après femme, le visage d'une seule. Inaccessible. Cruellement proche.
  Chacune d'entre elles la lui rappelle.
  Toutes lui sont un exil.

   Image : Helen Surman "The occult fiction of Dion Fortune" de Gareth Knight



mercredi, avril 22, 2015

L'invisible dehors, carnet islandais d'un voyage intérieur



Je suis à la recherche de l'homme des pouvoirs premiers, disait Ramuz. Je préfère aller à la rencontre des lieux de pouvoirs premiers. Il y a, dans le bois hivernal, un froid vigilant de l'esprit qu'aucun homme ne saurait éveiller en moi. C'est là, à l'écart de nos pas, loin des sentiers, que les flocons tombent sans laisser d'empreintes sur la neige.

Carnet de chemin: lundi 06 juin 2011

Au printemps 2011, je suis parti en Islande pour documenter Archives du vent, mon prochain roman. J'ignorais ce qui m'attendait là-bas. Comme Martin Buber, je pourrais écrire aujourd'hui: Tous les voyages ont des destinations secrètes dont le voyageur n'a pas conscience. Car, dès mon premier regard par le hublot de l'avion, j'ai été tout à coup emporté...ailleurs.

C'est là, durant un mois, que j'ai marché, vécu et écrit les pages de ce carnet: dans une région islandaise de l'ailleurs, au nord-ouest de l'ailleurs, là-haut, dans l'invisible dehors, à la frontière boréale de l'esprit. 



L'invisible dehors, carnet islandais d'un voyage intérieur
Editions ISOLATO
[Parution le 23 avril 2015]